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11/11/15

D’un apartheid à l’autre : article de 1989

Histoire: en 1989, Anne-Marie Kriek, une professeure sud-africaine se plaint du boycott qui frappe son pays: « pourquoi vous en prenez-vous uniquement à l’Afrique du Sud ? ». Aujourd’hui la réponse semble évidente, et pourtant ses arguments étaient les mêmes que ceux aujourd’hui des défenseurs de l’apartheid israélien. Cette plongée historique, 25 ans en arrière, nous rappelle la justesse de notre combat anticolonial…

Cet article a été publié (en anglais) sur le site des Anthropologues américains pour le boycott des institutions universitaires israéliennes qui demandent à ce que l’Association américaine d’anthropologie rejoigne BDS à la fin du mois de novembre 2015

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L’Afrique du Sud ne devrait pas être prise spécifiquement pour cible

Anne-Marie Kriek, The Christian Science Monitor, 12 octobre 1989 (traduction: JPP pour la Campagne BDS France)
Alors que la violation des droits de l’homme est plutôt la norme que l’exception dans la plupart des 42 États d’Afrique gouvernés par des Noirs, le projecteur reste fixé sur l’Afrique du Sud. Les images de racisme, de suprématie blanche, de nazisme, etc. sont une partie très efficace d’une campagne visant à jouer sur la culpabilité des Blancs et à nourrir la haine de l’Afrique du Sud. S’il est exact qu’il existe beaucoup de choses qui ne vont pas en Afrique du Sud, les faits sont montés en épingle et dénaturés. Une campagne politique bon marché visant à gagner les votes libéraux des Noirs aussi bien que des Blancs bienveillants (quoique moins bien informés), est réalisée en utilisant le « régime raciste » blanc de Prétoria comme une question fédératrice.

Contrairement à la croyance populaire, les Blancs n’ont pas pris le pays aux Noirs. Quand les Hollandais se sont installés au Cap en 1652, ils ont trouvé une terre aride, pour l’essentiel non peuplée. Ensemble, avec les colons français et allemands, ils vont construire une société dynamique.

Il a fallu attendre cent ans, à mesure qu’ils progressaient à travers ces vastes territoires inexplorés, pour qu’ils se rencontrent avec les Noirs qui descendaient vers le sud. Contrairement au mythe, les Noirs n’ont jamais eu à devoir partir de leurs terres. Ils se sont installés dans les terres tribales de leur choix. Quand les Blancs ont rencontré les Noirs, ceux-ci ne disposaient d’aucun langage écrit, aucune connaissance technologique, aucun remède pour les maladies infectieuses. Au XXe siècle, l’activité économique organisée par les Blancs a attiré progressivement les Noirs hors de de leurs terres tribales vers l’économie de marché et dans les villes.

En début d’année, Randall Robinson, directeur exécutif de l’organisation de lobbying anti-apartheid TransAfrica, a déclaré : « Tout ce que nous voulons, c’est une vie meilleure pour la population d’Afrique du Sud ». Dans un article de ce journal en février dernier, Michael L. Boyt, de l’université du Botswana, s’est référé à l’Afrique du Sud comme à « système qui n’offrira jamais une vie décente aux millions de Noirs qui vivent sous sa domination ».

Pourtant, l’Afrique du Sud est le seul pays de l’Afrique sub-saharienne qui peut s’auto-alimenter. Les Noirs y possèdent le niveau de vie le plus élevé de toute l’Afrique. Bien que les conditions de vie des Noirs en Afrique du Sud (comme en Amérique) couvrent un large éventail, sa qualité de logement est inégalée nulle part sur le continent. Soweto est une véritable ville, à part entière, avec ses écoles, ses magasins, ses théâtres, ses stades de sport et ses courts de tennis. Dans certains endroits, les Noirs emmènent leurs enfants à leurs écoles privées dans des voitures allemandes. Peu d’États en Afrique noire peuvent se vanter d’un tel éventail d’options. À Mamelodi (Prétoria), une maison avec quatre chambres est accessible aux Noirs pour un prix d’achat total de 250 dollars.

Alors que le pays ne représente que 4 % de la surface de toute l’Afrique et 6,5 % de la population du continent, il est crédité de 25 % du produit national brut du continent, de 40 % de sa production industrielle, 45 % de sa production minière, 66 % de toute sa consommation en acier et en électricité générée, 46 % de tous les véhicules à moteur et 36 % de tous les téléphones.

Le complexe des soins de l’Afrique du Sud est le meilleur du continent. À Soweto, par exemple, il existe un important établissement hospitalier connu à travers le monde comme un grand centre d’études et de traitement des lésions traumatiques. Les Noirs qui se rendent dans les services de consultation des hôpitaux y sont pris en charge par les meilleurs médecins et règlent une moyenne de 2 dollars par visite, quel que soit le traitement. Une opération chirurgicale majeure, réalisée par les meilleurs spécialistes du pays, coûte moins de 5 dollars par jour.

Les statistiques de la Banque mondiale montrent que le pays a le taux le plus faible de mortalité infantile du continent – 82 décès pour 1000, par rapport à 146. De même que l’espérance de vie y est la plus élevée – 55 ans contre 48.

En Afrique du Sud, le taux d’alphabétisation est de 70 % pour les Noirs, à comparer à la moyenne de 40 % dans les 51 États africains indépendants. L’enseignement est le poste avec le budget le plus élevé, par opposition aux dépenses militaires et de sécurité dans la plupart des États gouvernés par des Noirs.

Le revenu en Afrique du Sud est plus élevé pour les Noirs que dans tout autre État africain. En réalité, il existe une importante classe moyenne noire émergente. Il y a une constante augmentation du nombre des dentistes, médecins, avocats et autres professions supérieures. La prospérité des Noirs d’Afrique du Sud et la classe moyenne noire émergente ne sont que rarement mentionnées.

Autrefois pleins de vie, les 42 États à gouvernance noire se sont désintégrés en un cauchemar politique, social et économique. Sous le régime colonial, ces États produisaient 95 % de leur propre alimentation. Aujourd’hui, malgré leur richesse en ressources naturelles et en mains-d’œuvre, ces pays sont devenus petit à petit des États mendiants. Ajoutant au problème, la population de l’Afrique croît au taux alarmant de 3 % par an. Les experts mettent en garde contre la pire catastrophe que le monde aurait à connaître, une famine de masse.

Beaucoup de ces États disposent du vote « un homme, une voix » – mais, historiquement, uniquement autrefois. Ces élections anciennes ont été suivies par un régime de parti unique, ou par des dictatures militaires. Dans de nombreux pays, il est pratiquement impossible, par le vote, de renverser les plus hauts dirigeants. La moindre opposition semble toujours, d’une matière ou d’une autre, simplement devoir disparaître. La population est absorbée par les institutions du parti au pouvoir.

Il n’existe que peu de contrôles sur l’action arbitraire des dirigeants, et la corruption prévaut en général parce que certaines des principales garanties contre les malversations publiques – une opposition forte et une liberté de la presse – sont largement absentes. Tel est le cas de l’ami de George Bush, Muboto (sic) Sese Seko, qui est au pouvoir au Zaïre depuis l’indépendance. Il affirme réellement avoir un soutien total dans son pays.

Contrôler les déplacements de la population est une pratique courante dans toute l’Afrique. En Tanzanie, au Kenya, et au Nigéria, les bidonvilles sont démolis, les populations obligées de déménager.

Les listes des violations des droits de l’homme sont interminables – avec de plus en plus d’atrocités par des Noirs contre des Noirs. Les prisonniers politiques sont torturés au Zimbabwe. Il y a 200 à 300 000 personnes derrière des barbelés au Mozambique. Les détenus évadés du SWAPO (parti politique de Namibie) parlent de torture – dans certains cas, jusqu’à la mort. La liste ne s’arrête pas là et pourtant, elle semble ne devoir jamais attirer l’attention des médias ou des campagnes anti-apartheid.

On estime à 1,9 million le nombre de Noirs des États voisins travaillant légalement ou non en Afrique du Sud parce que leurs propres économies sous gouvernance noire ne sont pas capables de les soutenir. Les virements des salaires de ces travailleurs étrangers fournissent des devises indispensables à leurs pays.

Bien que peu d’États africains soient prêts à reconnaître publiquement qu’ils commercent avec l’Afrique du Sud, il existait, en 1987, un flux réciproque de marchandises entre 47 États africains et l’Afrique du Sud. En 1988, il y a eu une augmentation de 80 % du commerce avec le Zimbabwe.

L’Afrique du Sud est, cependant, un outil utile pour les pays africains pour orienter un soutien extérieur à leurs efforts vers la concrétisation d’une « libération économique ». Il existe en réalité une relation directe entre la propagande de déstabilisation de la part des « États en première ligne » et la réactivité des pays donateurs dans l’octroi de leurs aides.

Le monde occidental ferme les yeux sur la véritable situation en Afrique. Tous ceux qui se lamentent à propos de l’Afrique du Sud s’en lavent les mains quand il s’agit de condamner l’Afrique noire. L’Occident soulage sa conscience en injectant des aides au développement. Personne ne semble remarquer qu’en dépit de ces aides, la situation ne cesse d’empirer.

Pourquoi l’Afrique du Sud est-elle condamnée si durement alors que des normes totalement différentes s’appliquent à l’Afrique noire ? En dépit des violations des droits de l’homme au Zaïre, le Président Bush applaudit Mr Mobutu pour sa contribution aux négociations de l’Angola, tout en évoquant les atrocités en Afrique du Sud.

Serait-ce qu’une forme de répression est plus acceptable qu’une autre, ou que l’oppression Noir/Blanc nous touche ? Ou peut-être qu’on s’attend à une meilleure conduite de la part d’un pays gouverné par des Blancs que de celle d’une Afrique gouvernée par des Noirs ?

En examinant la réalité de l’Afrique, est-ce cette « liberté », cette « démocratie », cette « vie décente », cette « vie meilleure pour le peuple d’Afrique du Sud » que la majorité noire avec son vote un homme, une voix, a à offrir ?