Menu
22/01/14

Peut-on appeler au boycott des produits originaires d’un État dont la politique est critiquée ?

alt

Note sous arrêt par Ghislain Poissonnier magistrat et François Dubuisson professeur au Centre de droit international de l’université libre de Bruxelles |

La Semaine Juridique Édition Générale n° 3, 20 Janvier 2014, 64

Discrimination

Sommaire

Deux arrêts de la cour d’appel de Colmar du 27 novembre 2013 relèvent que l’action des douze personnes physiques poursuivies a consisté à se réunir – les 6 septembre 2009 et 22 mai 2010 – dans des locaux commerciaux d’une grande surface, à revêtir des tee-shirts appelant au boycott des produits israéliens et à distribuer à la clientèle des tracts portant des mentions incitant les personnes à ne pas acheter les produits importés d’Israël, en sus de déclarations publiques allant dans le même sens. Alors que les prévenus soutenaient que leur action, exercée dans le cadre de la liberté d’expression, doit s’analyser comme étant une critique civique de la politique de l’État d’Israël à l’égard de la Palestine ne constituant dès lors pas un acte de discrimination, la cour d’appel de Colmar a jugé que les dispositions de l’article 24, alinéa 8, de la loi de 1881 sur la presse prohibait pénalement tout appel lancé par des militants associatifs au boycott des produits issus d’une nation, y compris l’appel à ne pas consommer des produits israéliens.

CA Colmar, ch. app. corr., 27 nov. 2013, n° 13/01122 : JurisData n° 2013-030538

LA COUR (…)

Au fond (…)

• Attendu que la provocation à la discrimination ne saurait entrer dans le droit à la liberté d’opinion et d’expression dès lors qu’elle constitue un acte positif de rejet, se manifestant par l’incitation à opérer une différence de traitement, à l’égard d’une catégorie de personnes, en l’espèce les producteurs de biens installés en Israël ;

• Attendu que le seul fait pour les prévenus d’inciter autrui à procéder à une discrimination entre les producteurs et/ou les fournisseurs, pour rejeter ceux d’Israël, est suffisant à caractériser l’élément matériel de l’infraction en cause sans qu’il soit nécessaire de démontrer que les produits visés dans le tract distribué étaient effectivement d’origine israélienne (…)

Par ces motifs (…)

Sur l’action publique (…)

• Déclare M. A., Mme P., MM. E., B., T., coupables de l’infraction visée (…)

• Les condamne chacun à une amende de mille euros (…) Sur l’action civile (…)

• Déclare M. A., Mme P., MM. E., B., T., seuls et entièrement responsables du préjudice subi par chacune des parties civiles recevables,

• Condamne in solidum M. A., Mme P., MM. E., B., T., à payer à chacune des parties civiles recevables, d’une part, la somme de mille euros (1 000 €) à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral, d’autre part, le montant de trois mille euros (3 000 €) (…) M. Meyer, prés., Mmes Fratte, Mittelberger, cons., M. Doremieux, av. gén. ; Me Comte, Me Chamy, Wetterer, Makowicz, Goldnadel, Weill-Raynal, Bensimhon, Cahn, av.

CA Colmar, ch. app. corr., 27 nov. 2013, n° 13/01129 : JurisData n° 2013-030536

LA COUR – (…)

Au fond (…)

• Attendu que la provocation à la discrimination ne saurait entrer dans le droit à la liberté d’opinion et d’expression dès lors qu’elle constitue un acte positif de rejet, se manifestant par l’incitation à opérer une différence de traitement, à l’égard d’une catégorie de personnes, en l’espèce les producteurs de biens installés en Israël ;

• Attendu que le seul fait pour les prévenus d’inciter autrui à procéder à une discrimination entre les producteurs et/ou les fournisseurs, pour rejeter ceux d’Israël, est suffisant à caractériser l’élément matériel de l’infraction en cause sans qu’il soit nécessaire de démontrer que les produits visés dans le tract distribué étaient effectivement d’origine israélienne (…) Par ces motifs (…) Sur l’action publique (…)

• Déclare Mmes B., T., MM. A., B., R., A., E., Mmes, A., T., coupables de l’infraction visée (…)

• Les condamne chacun à mille euros d’amende (1 000 €), Sur l’action civile (…)

• Déclare Mmes B., T., E., MM. A., B., R., A., Mmes, A., T., seuls et entièrement responsables du préjudice subi par chacune des parties civiles, à l’exclusion du Bureau National de vigilance contre l’antisémitisme et l’association Chambre de commerce France-Israël

• Condamne Mmes B., T., E., MM. A., B., A., Mmes A., T., in solidum, à payer à chacune des parties civiles, à l’exclusion du Bureau National de vigilance contre l’antisémitisme et de l’association Chambre de Commerce France-Israël, d’une part, la somme de mille euros (1 000 €) à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral, d’autre part, le montant de trois mille euros (3 000 €) (…)

M. Meyer, prés., Mmes Fratte, Mittelberger, cons., M. Doremieux, av. gén. ; Me Comte, Chamy, Wetterer, Makowicz, Goldnadel, Weill-Raynal, Bensimhon, Cahn, av.

La campagne boycott-désinvestissement-sanctions (BDS), qui appelle les consommateurs au boycott des produits importés d’Israël, peut-elle avoir lieu en France ? La question est posée aux tribunaux depuis 2010. Cette campagne trouve son origine dans l’appel lancé le 9 juillet 2005 par 170 partis, organisations et syndicats palestiniens : « Nous, représentants de la société civile palestinienne, invitons les organisations des sociétés civiles internationales et les gens de conscience du monde entier à imposer de larges boycotts et à mettre en application des initiatives de retrait d’investissement contre Israël tels que ceux appliqués à l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid ». (V O. Barghouti, BDS contre l’apartheid et l’occupation de la Palestine : éd. La Fabrique, 2010). Il s’agit d’une campagne internationale non-violente, qui a lieu aujourd’hui dans plus de 40 États dans le monde. Cependant, la France est le seul pays (avec Israël depuis 2011) à envisager de la rendre punissable pénalement. Depuis l’adoption d’une circulaire du ministère de la Justice (Circ. CRIM-AP n° 09-900-A4, 12 févr. 2010), des poursuites ont été engagées contre plus d’une centaine de militants de la campagne BDS. La cour d’appel de Colmar vient de rendre deux arrêts à la motivation identique dans le sens de la pénalisation : ils font suite à deux jugements (TGI Mulhouse, 15 déc. 2011, n° 3309/2011. – TGI Mulhouse, 15 déc. 2011, n° 3310/2011 : Gaz Pal. 16 févr. 2012, p. 9, note G. Poissonnier ; D. 2012, p. 439, obs. G. Poissonnier) – infirmés par la cour – qui avaient relaxé les militants au nom de la règle de l’interprétation stricte de la loi pénale, le droit français n’interdisant pas spécifiquement l’appel au boycott. Les deux arrêts retiennent l’existence d’une infraction de provocation à la discrimination nationale en cas d’appel par des militants associatifs à ne pas consommer les produits originaires d’un État. Pour ce faire, ils font application du texte de l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, qui incrimine la provocation « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». La solution dégagée n’est pas nouvelle (CA Bordeaux, 22 oct. 2010, n° 10/00286 : JurisData n° 2010-025589 ; D. 2011, p. 931, note G. Poissonnier. – Cass. crim., 22 mai 2012, n° 10-88.315 : JurisData n° 2012-011046 ; AJP 2012, p. 592, note G. Poissonnier et F. Dubuisson). Elle s’oppose toutefois à un autre courant jurisprudentiel, qui considère que ce type de faits relève de l’exercice licite de la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général (TGI Paris, 8 juill. 2011, n° 09-18708077 : Gaz. Pal. 1er sept. 2011, p. 15, note G. Poissonnier. – TGI Bobigny, 3 mai 2012, n° 09-07782469. – CA Paris, pôle 2, ch. 7, 24 mai 2012, n° 11/6623 : JurisData n° 2012-012150 ; Gaz. Pal. 25-26 juill. 2012, p. 20, note G. Poissonnier. – Cass. crim., 19 nov. 2013, n° 12-84.083 : JurisData n° 2013-025820. – TGI Pontoise, 20 déc. 2013, n° 10-208005397) ou ne peut pas être interdit par les textes répressifs existants (TGI Pontoise, 14 oct. 2010, n° 09-15305065. – CA Paris, pôle 2, ch. 7, 28 mars 2012, n° 11/05257. – TGI Perpignan, 14 août 2013, n° 1738/2013 : D. 2013, p. 2033, obs. G. Poissonnier). En réalité, les arrêts de la cour d’appel de Colmar n’emportent pas la conviction et appellent des critiques concernant tant l’interprétation du texte de l’article 24, alinéa 8, de la loi de 1881 que l’absence de prise en considération des exigences liées au respect du droit à la liberté d’expression.

1. Une interprétation extensive du texte de l’article 24, alinéa 8, de la loi de 1881

Les deux arrêts de Colmar procèdent à une interprétation qui, selon nous, est contraire tant à la lettre qu’à l’esprit de l’article 24, alinéa 8, de la loi de 1881 (F. Dubuisson, La répression de l’appel au boycott des produits israéliens est-elle conforme au droit à la liberté d’expression ? : RBDI 2012, n° 1, p. 177). Rappelons que cet alinéa a été introduit en droit français par la loi n° 72-546 du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, laquelle avait pour objet la transposition en droit interne de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965, entrée en vigueur en France le 28 juillet 1971. Le but de la Convention était de permettre la lutte contre toutes les formes de « discrimination entre les êtres humains pour des motifs fondés sur la race, la couleur ou l’origine ethnique » (7e consid.) et celui de la loi, par conséquent, de « permettre la répression de toutes les formes de racisme, que celui-ci s’exerce à l’égard d’un seul individu ou d’un groupe de personnes » (Séance du 22 juin 1972 : JO Sénat, p. 1179). L’article 24, alinéa 8, de la loi de 1881 vise donc à protéger une personne ou un groupe de personnes physiques faisant l’objet d’une discrimination à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non à une ethnie, une race, une religion ou une nation. Il n’a pas pour objectif d’empêcher les appels militants au boycott de produits originaires d’un État en raison de la politique suivie par ce dernier (V. la motivation des TGI de Mulhouse et de Bobigny en ce sens). Tel est le cas également de l’article 225-2, 2°, du Code pénal interdisant l’entrave à l’exercice normal d’une activité économique. Ce texte, issu d’une loi n° 77-574 du 7 juin 1977, a pour but de protéger les entreprises françaises contre certaines pratiques du commerce international, en particulier l’obligation de ne pas contracter avec des entreprises israéliennes imposée par les États de la Ligue arabe. Il n’a jamais eu pour objet d’interdire l’appel émanant de la société civile à boycotter des produits d’un État dont la politique est critiquée (Rapp. AN n° 2925, 26 mai 1977, p. 9, A. Chauvet. – Rapp. Sénat n° 235, 5 avr. 1977, p. 60, Y. Coudé du Foresto).

À cet égard, la cour d’appel de Colmar retient une conception de la notion de « discrimination » particulièrement large, puisqu’elle l’assimile au seul constat de l’existence d’une « différence de traitement », alors même qu’il est généralement accepté qu’une distinction n’est discriminatoire que « si elle “manque de justification objective et raisonnable”, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un “but légitime” ou s’il n’existe pas de “rapport raisonnable de proportionnalité” entre les moyens employés et le but visé » (CEDH, 29 avr. 1999, n° 25088/94, n° 28331/95, n° 28443/95, Chassagnou et a. c/ France : JurisData n° 1999-590022, § 91. – Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, Recomm. gén. XIV, « Définition de la discrimination, art. 1 (1) », 22 mars 1993. – C. Picheral, Discrimination raciale et Convention européenne des droits de l’homme : RTDH 2001, p. 518). Cette conception plus étroite mais plus cohérente de la discrimination suppose de prendre en considération les motifs et les objectifs poursuivis par les appels au boycott des produits israéliens, ce que la cour d’appel s’est dispensée de faire. Elle aurait dû s’interroger, dans son analyse, sur la nature de la campagne BDS, sur les modes d’action qu’elle utilise et le but qu’elle poursuit. En l’espèce, il s’agit d’une campagne internationale, pacifique et conduite par des membres de la société civile, afin de faire pression sur Israël pour qu’il respecte le droit international en Palestine. Cette campagne a précisément été lancée en 2005 à la date anniversaire de l’avis de la Cour internationale de justice du 9 juillet 2004 déclarant illégaux le mur de séparation et les colonies israéliennes en Cisjordanie et demandant leur démantèlement. En effet, cet avis est resté lettre morte, en dépit de l’obligation pesant sur les États de la communauté internationale, au besoin en exerçant toutes les formes nécessaires de pression et de sanction, dans le respect du droit international et de la Charte des Nations Unies, d’agir contre Israël pour qu’il se conforme à ses obligations internationales (§ 189 de l’Avis).

La campagne BDS a pour but de mobiliser les opinions publiques dans chaque pays, afin que les gouvernements respectifs prennent des mesures (not. de boycott des produits israéliens) permettant d’obtenir le respect du droit international dans cette région du monde (www.bdsfrance.org). Que l’on en partage le but et les modes d’action ou non, il est pour autant difficile de nier la parenté entre la campagne BDS et celle conduite de manière pacifique contre l’apartheid sud-africain, campagne d’appel au boycott entre 1960 et 1991 et qui n’avait jamais été interdite. L’interprétation de la loi retenue par la cour d’appel a pour conséquence déraisonnable d’empêcher tout citoyen – même dans un écrit ou dans un propos, y compris dans un cadre collectif et militant – d’appeler – en fonction de ses convictions et/ou des impératifs liés à l’actualité – à ne plus consommer de produits chinois, saoudiens, iraniens etc. Divers appels au boycott sont intervenus en France ces dernières années, sans que leur validité juridique ne soit mise en question : appels au boycott des produits américains au moment de la guerre en Irak, des produits russes en raison de la guerre en Tchétchénie, des manifestations culturelles mexicaines pour protester contre la condamnation de Florence Cassez ou au boycott gouvernemental des rencontres de football se déroulant en Ukraine dans le cadre de l’Euro 2012 pour dénoncer les conditions de détention de Mme Ioula Timochenko. En réalité, l’appel au boycott fait partie d’une longue tradition d’action politique pacifique que la loi pénale n’a jamais entendu interdire.

Le boycott est certes une prérogative étatique, relevant d’une décision gouvernementale mise en oeuvre par les pouvoirs publics, soit en vertu du droit national, soit en vertu du droit international (embargo). Cela ne fait pas de doute. Toutefois, il serait désormais interdit aux citoyens et aux responsables politiques de le demander à l’encontre des produits d’un État – et de susciter un débat et une réflexion sur le sujet -, au motif qu’il s’agirait alors d’un appel à la discrimination. Une telle pénalisation pose de graves questions concernant le respect de la liberté d’expression, problématique qui n’a pratiquement pas été analysée par les deux arrêts.

2. Une absence de prise en considération des exigences liées au droit à la liberté d’expression

En réponse à l’invocation de la liberté d’expression, la cour d’appel de Colmar s’est limitée à énoncer que « la provocation à la discrimination ne saurait entrer dans le droit à la liberté d’opinion et d’expression dès lors qu’elle constitue un acte positif de rejet ». En cela, la cour n’a pas pris la peine de véritablement confronter l’effet potentiel de l’application du texte anti-discrimination aux exigences liées au respect du droit à la liberté d’expression, telles qu’elles découlent des textes nationaux, européens et internationaux. Il n’est pas contestable que l’application de la législation anti-discrimination aux appels au boycott entraîne une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression des militants visés et qu’il est donc nécessaire, conformément aux articles 11 de la Déclaration DHC de 1789, 10 de la Convention EDH de 1950 et 19 du Pacte relatif aux droits civils et politiques de 1966, de vérifier si une telle restriction est prévue par la loi et constitue une mesure nécessaire, dans une société démocratique, à la poursuite d’un but légitime, notamment la protection des droits d’autrui (CEDH, 11 janv. 2000, n° 31457/96, News Verlags Gmbh & Cokg c/ Autriche, § 52).

Si l’on se réfère à la jurisprudence de la Cour EDH, ce que la cour d’appel de Colmar s’est abstenue de faire, force est de constater que les groupes militants bénéficient d’une protection particulièrement renforcée de leur liberté d’expression (CEDH, 15 févr. 2005, n° 68416/01, Steel & Morris c/ R.-U., § 89). À cet égard, il est important de distinguer l’hypothèse visée dans l’affaire soumise à la cour d’appel de Colmar, qui concerne un appel lancé par une association militante, de celle visée dans l’affaire Willem contre France (CEDH, 16 juill. 2009, n° 10883/05, Willem c/ France), relative à une décision prise par un maire, en qualité d’autorité publique. C’est ce motif particulier qui a principalement fondé la décision de la Cour EDH qui a jugé compatible avec l’article 10 de la Convention EDH la condamnation de M. Willem pour sa décision de boycotter les produits israéliens dans sa commune. Il n’en demeure pas moins que « l’expression politique y compris sur des sujets d’intérêt général, exige un niveau élevé de protection » (CEDH, 25 févr. 2010, n° 13290/07, Renaud c/ France, § 33). Cette exigence a amené la Cour EDH à déclarer, dans un arrêt récent, que « l’article 10, § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression en matière politique » (CEDH, 10 janv. 2013, n° 36769/08, Ashby Donald et autres c/ France, § 39). Il appartenait dès lors à la cour d’appel d’examiner de manière détaillée les buts poursuivis par l’action d’appel au boycott des produits israéliens et la nature des moyens utilisés, pour juger du caractère « nécessaire » de l’application de la loi pénale au regard de la liberté d’expression (F. Dubuisson, op. cit., p. 177 et s). À cet égard, il faut souligner que l’action d’appel au boycott organisée dans les supermarchés de la région de Mulhouse s’inscrivait dans le cadre d’un débat d’intérêt général, en utilisant des mesures strictement incitatives et non contraignantes, qui se limitaient à faire appel, par une campagne d’information (réunion de militants, port de tee-shirts, distribution de tracts, discussions), au libre choix des consommateurs. Aucune forme de contrainte ou de pression n’a été exercée ni à l’égard des consommateurs et des distributeurs français ni à l’égard des producteurs israéliens. L’action conduite se situait au coeur de la liberté d’expression et d’information des citoyens français sur un sujet de politique internationale, où le but visé est d’obtenir, en exerçant une pression sur l’État d’Israël, le respect du droit international en Palestine. Parmi les moyens proposés par la campagne BDS pour exercer cette pression figurent le boycott des produits originaires d’Israël réalisé, dans un premier temps, à l’initiative des consommateurs et, dans un deuxième temps, en raison de la mobilisation de ces consommateurs et des citoyens, à l’initiative des pouvoirs publics. Telle a été d’ailleurs la démarche retenue par le jugement TGI de Pontoise du 20 décembre 2013 (n° 10-208005397), qui, s’agissant de faits identiques qualifiés de « manifestation d’une opinion et non d’une véritable incitation à une action discriminatoire (…) », a considéré que « la condamnation des prévenus s’analyserait en une ingérence non nécessaire et disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression tel que consacré par Convention européenne des droits de l’homme ». Soulignons que l’existence même de décisions judiciaires divergentes, sur le point de savoir si l’article 24, alinéa 8, de la loi de 1881 a vocation à s’appliquer à l’appel au boycott de produits originaires d’un État lancé par une association militante, permet de douter fortement du fait que la restriction à la liberté d’expression puisse être considérée comme étant « prévue par la loi » au sens entendu par la Convention EDH (V. la motivation du TGI Paris, 8 juill. 2011, n° 09-18708077, préc. : « Il en résulte que le texte visé à la prévention ne saurait, avec le degré de prévisibilité exigé par les normes constitutionnelles et conventionnelles, être invoqué pour interdire, en tant que tel, l’appel (….) »). En effet, « une norme ne peut être qualifiée de “loi” si elle n’est pas énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite : en s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être en mesure de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé » (CEDH, 5 mai 2011, n° 33014/05, Editorial Board of Pravoye Delo c/ Ukraine, § 42. – CEDH, 18 déc. 2012, n° 3111/10, Ahmet Yildirim c/ Turquie, § 57). Compte tenu de ces jurisprudences contradictoires, il est difficile de considérer qu’un militant puisse savoir avec le degré de certitude nécessaire comment il doit régler sa conduite en matière d’appel au boycott. En refusant toute prise en considération des motifs de justification de l’appel au boycott de produits issus d’un État, la cour d’appel de Colmar a retenu une interprétation particulièrement large de la loi anti-discrimination, contribuant à rendre son application constitutive d’une limitation disproportionnée de la liberté d’expression des associations militantes concernées.

Un pourvoi ayant été formé, la Cour de cassation va se trouver, pour la première fois, en situation de rendre un arrêt de principe sur la question de la légalité de l’appel citoyen au boycott des produits originaires d’un État. Si la bonne application des textes pertinents l’emporte devant la Cour de cassation, toutes les poursuites pénales engagées contre une centaine de militants de la campagne BDS cesseront alors aussitôt sous l’effet de l’autorité juridique et morale attachée aux décisions rendues par la plus Haute juridiction judiciaire française. Si, en revanche, la Cour de cassation confirme l’arrêt de la cour d’appel de Colmar, la liberté d’expression et la possibilité pour le citoyen de se mobiliser pour demander pacifiquement le respect du droit international en Palestine et ailleurs seront profondément atteintes.

Crimes et délits. – Provocation à la discrimination ou à la haine raciale. – Appel au boycott de produits israéliens. – Liberté d’expression

Textes : C. pén., art. 225-2, 2°

Encyclopédies : Lois pénales spéciales, V° Presse et communication, Fasc. 60, par Jean-Baptiste Thierry ; Pénal Code, Art. 225-1 à 225-4, fasc. 20, par Jérôme Lasserre Capdeville


A lire aussi :

- Arrêt N12/00304 du 27 novembre 2013 de la Cour d’appel de Colmar

- Arrêt N12/00305 du 27 novembre 2013 de la Cour d’appel de Colmar

- Échange entre l’AURDIP et Madame Christiane Taubira Garde des Sceaux Ministre de la Justice sur le caractère à la fois inopportun et non conforme au droit des poursuites pénales engagées contre des militants associatifs qui appellent pacifiquement, au nom du respect du droit international en Palestine, à ne pas consommer de produits israéliens. Elle lui a demandé l’abrogation des deux circulaires liberticides (CRIM-AP n°09-900-A4, du 12 février 2010) et (CRIM-AP n°2012-0034-A 4, du 15 mai 2012), adoptées par Mme Michèle Alliot-Marie et M. Michel Mercier.

- L’appel au boycott de produits en provenance d’Israël ne constitue pas une infraction, par le magistrat Ghislain POISSONNIER (Gazette du Palais, 6 septembre 2012) : Commentaire de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris publié à la Gazette du Palais (25-26 juillet 2012, p. 20).

- LIBERTÉS PUBLIQUES : L’appel au boycott des produits d’un État par un citoyen n’est pas interdit par le droit français, par le magistrat Ghislain Poissonnier (Gazette du Palais, septembre 2011 n° 244, P. 15).

- Une pénalisation abusive de l’appel citoyen au boycott, par le Magistrat Ghislain Poissonnier (Recueil Dalloz – 7 octobre 2010 – n° 34, p. 931).

Source aurdip