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08/04/15

Le boycott d’Israël est plus urgent que dans le cas de l’Afrique du Sud, affirme un vétéran de l’anti-apartheid

Farid_Esack_Electronic_Intifada

Adri Nieuwhof – The Electronic Intifada – 6 avril 2015

Pour Farid Esack, l’appel au boycott d’Israël est un boycott progressiste. (Meraj Chhaya/Flickr)

Farid Esack, professeur d’études islamiques à l’université de Johannesburg, s’est trouvé confronté à de fortes objections de la part du lobby sioniste de France contre une série de conférences sur le parallèle entre l’apartheid israélien et l’apartheid sud-africain. À cause de cette pression, il lui a été interdit de prendre la parole à des initiatives prévues à Paris et à Toulouse.

Vétéran de campagnes contre le racisme, Esack s’est fait également le champion de la défense des droits des femmes et des personnes atteintes du SIDA. Il a été nommé commissaire à l’égalité des sexes par le regretté Nelson Mandela. Il est actuellement président de BDS Afrique du Sud, un groupe qui soutient l’appel palestinien pour le boycott, le désinvestissement et les sanctions contre Israël.

J’ai parlé avec Esack de sa tournée de conférences en France.

Adri Nieuwhof : Vous êtes venu en France pour une tournée de conférences et vous avez eu l’interdiction de prendre la parole à certaines occasions. Pouvez-vous nous dire ce qu’il s’est passé ?

Farid Esack : Il y a eu d’énormes pressions sur toutes les sept universités où je devais intervenir. Seule l’université de Paris-Sorbonne m’a interdit de prendre la parole. L’université a argué qu’elle le faisait pour des raisons techniques parce que les formulaires qu’il fallait remplir pour demander une salle ne l’avaient pas été correctement. Les étudiants ont essayé de négocier avec l’université pendant une semaine pour corriger l’erreur, ce qui a été refusé par l’université.

Je pense que pour la Sorbonne, le mauvais remplissage du formulaire n’a été qu’un prétexte. Les étudiants ont fait valoir que le syndicat des étudiants remplissait ces formulaires depuis des années. Et que dans le passé, l’université n’avait jamais attiré leur attention sur la moindre erreur. La seule explication plausible à laquelle nous arrivons, c’est que derrière mon interdiction se cache la pression du syndicat des étudiants juifs de France.

Il m’a été aussi interdit de m’exprimer lors d’une réunion publique à Toulouse, dans une salle municipale, par le maire de Toulouse et ce, sur la base des mêmes allégations exprimées dans les lettres aux universités. Où il est dit essentiellement que je suis un antisémite, et que moi, en tant président du BDS Afrique du Sud, j’avais soutenu et/ou fomenté des actions de protestions violentes en Afrique du Sud.

AN : Que s’est-il passé après l’interdiction ?

FE : Il est apparu que la Sorbonne était parvenue à un accord tacite avec la police pour que je sois autorisé à parler à l’extérieur de la porte principale de l’université. Debout devant moi, il y avait une vingtaine de personnes de la sécurité pour nous empêcher d’entrer. J’avais des militants sur ma gauche et des militants sur ma droite. Mais ce qui est très intéressant, c’est que le proviseur adjoint de l’université est venu m’accueillir et me dire qu’il regrettait que l’université avait interdit ma conférence publique. Il est resté toute la durée de ma conférence et ensuite, il m’a remercié.

À Toulouse, nous avons aussi résisté à l’interdiction. J’ai pris la parole à l’extérieur du lieu prévu.

AN : Les groupes pro-Israël et sionistes s’en prennent régulièrement au mouvement BDS et à ses militants Cette fois, c’est vous qui avez été ciblé. Quelle appréciation portez-vous sur de telles agressions ?

FE : Ils ont fait une erreur tactique énorme en m’attaquant, parce que le BDS dans son ensemble est profondément engagé contre toutes les formes de racismes, y compris l’antisémitisme. Mais dans ce cas particulier, ils ont eu affaire à un individu qui intervient de façon très régulière contre l’antisémitisme. Toutes ces 25 dernières années, j’ai abordé le problème de l’antisémitisme de façon générale, mais plus particulièrement au sein de la communauté musulmane. C’est pourquoi beaucoup de mes collègues pourraient se rallier à mon soutien.

Le lobby pro-Israël place de façon fort commode le récit BDS à l’intérieur de l’histoire de l’antisémitisme européen, où les nazis furent les premiers à lancer un appel à boycotter les juifs. Mais ils le font d’une façon très calculée, stratégique et manipulatrice.

Ces mêmes sionistes, par exemple, en Europe et plus particulièrement en Israël, réclameront volontiers des sanctions contre l’Iran. Ils ne diront pas un mot sur les dommages que cela cause au peuple iranien. Ce n’est que lorsque il s’agit des juifs qu’ils invoquent le récit de l’antisémitisme nazi.

Les mêmes Européens qui nous accusent et invoquent le discours antisémite nazi, ces mêmes Européens imposeront volontiers des sanctions contre la Russie en raison de présumées manœuvres russes en Ukraine. Les mêmes pays seront unanimes pour imposer des sanctions contre, disons la Corée du Nord, ou le Zimbabwe. Ce sont ces mêmes États-Unis qui avancent l’argument de l’antisémitisme qui ont imposé des sanctions contre Cuba pendant cinquante ans.

Donc, pour eux il ne s’agit pas d’une question de principe. C’est simplement un dispositif retors, technique, venant du lobby sioniste et qui vise à culpabiliser les Européens et les autres Occidentaux pour un crime qui a été commis par des Européens contre d’autres Européens. Cela n’a rien à voir avec les Palestiniens.

Notre discours de boycott, et ils le savent très bien, se place dans une tradition de gauche, dans une tradition progressiste. Cela consiste, par exemple – et à un niveau libéral – à choisir des produits avec le label du commerce équitable, quand vous voulez acheter des produits où le maximum de profit s’en va aux agriculteurs. En choisissant le commerce équitable, vous boycottez les autres produits qui maximalisent le profit pour les intermédiaires, les exploiteurs capitalistes et les affairistes en bout de chaîne alimentaire.

Ou quand un végétarien décide de ne pas manger de viande, le végétarien n’a rien contre l’éleveur. Le végétarien fait un choix éthique car il ne veut pas prendre part à une cruauté infligée aux animaux. Le végétarien est un militant de boycott, désinvestissement et de sanctions, en lien avec la cruauté infligée aux animaux.

Donc, le mouvement BDS se situe dans un discours progressiste, humaniste, de gauche. Il n’a rien à voir avec le discours nazi. Le lobby pro-Israël le sait sacrément bien. C’est simplement une question d’opportunité et pour jouer la carte de la culpabilité avec l’Europe et les États-Unis.

AN : Comment évaluez-vous le rôle du mouvement BDS contre Israël comparé au militantisme BDS contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud ?

FE : La lutte sud-africaine n’a acquis son sex-appeal que dans les cinq dernières années qui précédèrent la fin de l’apartheid. Et Mandela a acquis le sien qu’une fois libéré et devenu le réconciliateur. Mais le BDS vivait avant cela, depuis 25 ans. Cette année, nous célébrons les dix ans de BDS contre Israël. Il est de loin beaucoup plus développé, il a remporté bien plus de victoires que le mouvement anti-apartheid n’en a remportées quand il était à sa dixième année.

Autre différence, l’Afrique du Sud n’a jamais eu comme projet d’importer toutes les races blanches du monde entier en Afrique du Sud. Le BDS est maintenant aux prises avec un mouvement qui a, comme projet fondamental, d’importer d’autres colons, d’autres colonialistes, venant d’autres parties du monde. En Afrique du Sud, nous avions affaire à un colonialisme implanté. Dans le cas d’Israël, vous êtes confrontés à un colonialisme en cours et qui se renforce de jour en jour. Aussi la nature de l’ennemi, l’étendue de sa brutalité et de sa détermination s’accélèrent-elles chaque jour.

En tant que mouvement BDS, nous nous trouvons confrontés à des défis. Contrairement à l’Afrique du Sud, où nous avions un mouvement de libération clairement orienté, les forces du mouvement de libération en Palestine sont très tronquées. Vous avez l’équivalent de ces gouvernements d’Afrique du Sud feignant toujours d’être des mouvements de libération, alors qu’ils se sont déjà vendus. Et vous avez d’importants mouvements de résistance, tous de la société civile de Palestine et, en théorie, tous les partis politiques qui ont appelé au BDS.

Après le Printemps arabe, la solidarité avec les Palestiniens venant des États en première ligne s’est effondrée. En Afrique du Sud, nous avons pu compter sur le soutien – à des degrés différents – de tous les pays voisins, à l’exception du Malawi. La Palestine est entourée de collaborationnistes, de régimes dévoués à l’Occident. Non seulement nous ne pouvons attendre aucun soutien de leur part mais, au contraire, dans certains cas, par exemple l’Égypte et l’Arabie saoudite, ils ont en réalité rejoint le camp de l’ennemi et collaborent activement avec l’État israélien pour anéantir le mouvement de résistance.

Cela rend l’urgence et le besoin d’un mouvement BDS beaucoup plus impérieux que dans le cas de l’Afrique du Sud de l’apartheid.

Du fait des succès de BDS, le lobby israélien a vraiment amélioré son jeu. Avec chaque victoire que nous obtenons, nous nous créons beaucoup plus de travail. Le défi est de savoir comment transformer le vaste niveau de soutiens que nous avons dans la plupart des pays du monde en une base large de militants pour assumer les plus grosses tâches et répondre aux plus grandes urgences auxquelles nous sommes confrontés.

http://electronicintifada.net/blogs/adri-nieuwhof/boycotting-israel-more-urgent-case-south-africa-says-anti-apartheid-veteran

Traduction : JPP pour l’AURDIP